Les folles histoires de Sam Lgaouri - La visite de l’élu

La visite de l’élu - Les folles histoires de Sam Lgaouri





Autant te dire qu’aujourd’hui, j’ai eu une sacrée pétoche. Ça la fout mal de commencer une histoire comme ça, mais ah-la-la tu aurais vu ça!

Voilà comment ça s’est passé: ce matin donc, je dors confortablement emmitouflé dans mes sacs de jute et de plastique quand tout à coup, je sens des vrombissements sourds s’élever du sol et se répandre sur mon corps. Les cartons vacillent, se soulèvent, se débattent, des pans entiers s’arrachent et s’engouffrent dans la gueule d’un monstre terrible. T’inquiète pas, finalement c’était pas un monstre, et crois-moi bien que j’étais soulagé aussi.


J’ai pas trop de mérite sur ce coup-là, mais moi je me suis niché flageolant et terrifié dans un coin, en attendant que ça passe, parce que parfois, faut juste attendre que ça passe. L’Oncle Aziz l’épicier dit qu’à la fin de tout, on voit sa vie défiler et on se met à regretter son passé et des tas de trucs qu’on a pas fait. Seulement, moi j’ai aux environs de sept ans, j’ai rien encore, même pas un passé. Alors je me suis pris à regretter mon avenir.


Je reste donc un moment comme ça, recroquevillé, jusqu’à ce que mort s’en suive. Sauf que rien s’ensuit et que les regrets, c’est épuisant, alors j’entrouvre un oeil prudent, puis un oeil ébahi.

Un truc énorme que t’as jamais vu de ta vie et des gars que tu connais pas s’agitent dans ma rue, dans un tel désordre que je me demande bien ce qui se passe. La bête engouffre dans sa gueule béante les montagnes d’ordures qui jonchent la rue pour les recracher derrière le mur qui nous sépare de l’autre rue. Elle nous a sans doute confondu avec un de ces tas là, parce qu’elle a bien manqué de nous avaler aussi.

Quand j’y pense, c’est terrible.


Et vlan! C’est mon copain Chen9our qui me fiche un coup de poing à l’estomac et m’empoigne par la nuque en hurlant: “Dégonflé!” .
Je le regarde, et une seconde, je le déteste. Parfois j’aimerais crever tellement j’aimerais être fort. Ou avoir un pouvoir incroyable.


“Un élu arrive. C’est pour ça les ordures! “


Moi je vois pas pourquoi c’est pour ça, les ordures! mais je dis rien, pour pas passer aussi pour un idiot.

“Viens, ils vont nous donner des sapes et de la bouffe. Viens!” Il m’entraîne par le bras, vers la petite bicoque de l’Oncle Aziz l’épicier.


Deux dames nous mettent à la queue leu leu et distribuent à chacun des vêtements propres, un danone et un coca. Elles nous tendent le sac précieusement, avec un sourire bourré de miel et de sucre, et un regard gavé de compatissance et de sensiblerie, en nous servant sur un ton moelleux une histoire d’écoliers méricains ou françaouis ou je sais plus quoi. J’ai pas vraiment compris, et j’ai pas posé de questions non plus, parce que je me fiche bien de comprendre. Crois moi, parfois, c’est mieux comme ça.


Je cours m’isoler un instant, pour savourer seul mon coca et mon danone, tout en imaginant un tas de trucs dingues sur lui, l’élu de ma rue. Et je le vois très fort, comme s’il était au moins deux ou trois, très beau, comme s’il était d’ailleurs, et très bon, comme s’il était un superhéros.

Un élu. Waw tu réalises? Quelqu’un d’important. Un élu. Faut dire, on a jamais vu ça par ici, nous, donc quand même tu comprends.
Il s’intéresse à nous alors que crois-moi, on a rien d’intéressant, et moi, ça me suffit pour me plonger dans une félicité céleste.

Commence alors un spectacle dans ma rue, muet et singulier, où chacun s’apprête, s’admire, s’extasie; l’Oncle Aziz l’Épicier dépoussière sa bicoque, l’Oncle L’Haj taille sa barbe, l’Oncle Saïf ajuste son sabre, Tante Saïda Bent L3aouja peinturlure son visage, tout le monde s’évertue à paraître sous son plus beau dimanche.
On masque, on farde, on travestit, parce qu’il faut pas qu’il voie qu’on est des vauriens. Faut être un minimum fier quoi.
Seul l’Oncle Chahid, qu’on surnomme Barbe Rouge à cause de son interminable barbe rêche rougie au henné, se tient à l’écart comme à l’habitude, avec son chapelet, en lançant des regards bourrés d’imprécations furieuses.

L’excitation est palpable et tout le monde y va de ses envies, de ses superpositions.

” Un élu? élu par qui, pour quoi? ” demande l’Oncle Aziz l’épicier.
” Hein?”, crie l’Oncle lHaj, qui est sourd comme c’est pas possible.
” Elu par mon coeur”, murmure Tante Saïda Bent l3aouja qui prend soudain des airs effrayants de jeune donzelle amoureuse.
“Quoi??”. Encore l’Oncle L’Haj.
” Il est élu par un parti. C’est pour les votes.”, grommelle l’Oncle 9afez, qu’on appelle comme ça parce qu’il sait toujours tout sur tout.
” Pour sûr y a du pétrole dans la rue pour qu’on s’intéresse! Vrai?”. Tout le monde se marre.
“Hein???”. Décidément l’Oncle L’Haj, il sait casser l’ambiance.


C’est là qu’il est arrivé dans sa voiture, mais j’ai pas pu le voir tout de suite.


Un groupe de policier en uniforme l’accompagne, et nous ça nous a scotchés net.

Comme on y a pas pensé à l’ordre, soudain c’est le désordre, et subitement, on a tous l’air d’avoir des tas de trucs à se reprocher, des trucs à planquer, je sais pas quoi, mais au minimum quelque chose, à commencer par nous-mêmes. Et même si on sait qu’ils sont pas là pour nous rafler aujourd’hui, peut-être qu’ils le seront demain, parce que tu sais, nous, on est des enfants de putes, illégaux devant dieu et devant la loi.


Bref, ils s’écartent pour laisser la voie à une voiture qui s’arrête un peu avant la bicoque de l’Oncle Aziz l’Epicier.

Un homme gros et courteau s’extirpe difficilement de la voiture et bute contre la portière qui le fait rebondir plusieurs fois sur son siège.


C’est lui, c’est bien lui, l’élu. Il nous regarde d’un coup de balai et crache de mépris. Son second, qui fait tout pareil et un peu plus que son premier, il nous regarde d’un coup de crosse et crache de dégoût.

Je sens quelque chose d’aigre me bruler l’estomac et remonter dans la gorge.
Ça m’a flanqué un sacré coup, sans blague. Soudain je me suis mis à pleurer.
Et moi, je regrette de pas avoir été plutôt englouti par un monstre.

Le dignitaire commence par remonter la rue pour faire la tournée, sans nous indigner d’un regard, les mains croisées derrière le dos, et il visite nos maisons qui souffrent depuis ce matin seulement de dégâts matériels. Son second continue de le suivre plus que son ombre, roulant de grands yeux terrifiants chaque fois que quelqu’un lève les yeux sur son maître.


Moi je me tiens avec toute la meute, à côté des dames en miel et en sucre, lui s’approche, lentement, le regard noir et perçant, le sourire gras et suffisant. De temps en temps, il remet en place une longue mèche qui lui tient de chevelure, et la recolle sur son crâne huileux avec ses doigts. Son second, lui, perd son pantalon tellement qu’il est maigre, puis le remonte avec les deux mains jusqu’à la glotte. À chaque nouveau pas, le manège se répète, ridicule.

Aussitôt que l’élu s’approche des dames, il change complètement de figure et se prête à une chorégraphie burlesque de salamalecs et salamoualikoum, suivi par son second de simagrées et de singeries.

Moi je trouve ça pas possible, je te jure.


Soudain il croise mon regard. Le gratte-papier louche sur mon cas, il hésite, il étudie mon dossier, il sait pas trop comment m’aborder, parce que les apparences, tu comprends, ça trompe énormément.

Bref, je sais pas pourquoi j’ai fait ça, mais je l’ai fait c’est tout.

Ce qu’il y a c’est qu’il croit qu’une des dames, c’est ma maman. Seulement moi, je suis un enfant de pute, je n’avais ni père ni mère avant qu’on me les réclame, mais je me garde bien de lui dire tout ça, à cause des jugements premiers, et je fais mine d’être vraiment son môme.

Le truc, que tu comprennes, c’est que je suis très blond, alors dans ma rue, on m’appelle Sam Lgaouri.
Crois-moi, ça a des tas de bénéfices, et ça a sauvé mon cul d’une flopée des roustes, parce souvent, les gens ils trouvent ça beau, les blonds, alors quand je fais un sourire, on me trouve irrésistible. Parce ça fait toujours plus de peine quand on est beau et misérable, c’est dommage. Tu comprends. C’est gâchis. Alors, moi, moi, j’en profite.

Bref. Il ébouriffe mes cheveux et me parle dans une autre langue avec un sourire obséquieux. Il a l’air d’attendre une réponse, alors je lance à tout hasard: “Sam”. Ça semble drôlement lui plaire parce qu’il me pince la joue en disant que je suis mignon, mais moi j’entends bien qu’il y a aucune harmonie entre le ton de ses paroles et ses gestes. Comme c’est un fonctionnaire plein de zèle et qu’il doit le montrer à ces dames, il me tend aussi un chocolat que je m’empresse d’engloutir avant que mes copains Chen9our et Rbiia et les autres me sautent à la gorge et fichent tout en l’air.

À présent, moi aussi j’y crois, et ça me fait rudement du bien, du bien fou que tu peux pas te figurer, d’être remarqué, d’être intéressant, juste un instant.


Ils continuent donc de parler en charabia et moi de jubiler de ma farce, quand brusquement il se retourne, me regarde, d’abord surpris, ensuite furieux. Il devient tellement rouge de colère que je crois que sa figure va exploser ou qu’il va s’étrangler avec sa cravate, c’est au choix. Son second lui, prend un air épouvanté, il se tortille et gesticule, horrifié par ce mauvais tour.


Comme il veut s’assurer que c’est bien ça parce qu’il peut pas me juger avant d’être sûr de son coup, l’élu me demande: ” Tu te fous de moi, petit con?”
Il dit ça très fort pour montrer qui est le plus fort, en levant le menton pour rappeler qui est le plus grand.

Moi je fais très vite non de la tête parce que tu comprends, ça la fout mal de se bagarrer avec quelqu’un d’important, même si tu as le rire des larmes au bord des yeux.

Alors, je lui ai fait un sourire, juste comme ça, pour être irrésistible.

Une claque sèche m’envoie contre le mur, et je reste sonné quelques secondes. Il m’empoigne brutalement par le col de ma chemise neuve et me rabat très fort contre le sol. Son second répète l’opération et un peu plus, et me voici de nouveau à terre. Seulement moi je me tords de rire et mes copains aussi, parce que des coups, on en reçoit tous les jours, et nous, ça nous fait bien marrer.

L’officiel tente de rester officiel, même si on voit bien, nous, qu’il est furieux, et que si ça dépendait que de lui, ça ferait bien un quart d’heure qu’il nous aurait aligné pour nous fusiller.

Il finit par remonter en voiture, l’air renfrogné, en grommelant aux officiers, que lui, il a des pendus à fouetter, et il quitte la rue accompagné des dames et de l’escorte.

Nous voilà de nouveau seuls. Alors chacun reprend sa place, silencieux, dépité. On est resté comme ça longtemps, muets, désemparés, comme si on pesait des tonnes.

Je vais voir l’Oncle l’Haj et lui demande, l’air grave:

“Tu crois qu’on a toujours le choix?”

- Hein?”

Je réessaie, même si ça m’agace qu’il soit sourd et que je dois répéter encore: “On a toujours le choix dans la vie?”
” La Russie? Oui bien sûr, Russia qu’on lui dit.”
Ça me fiche soudain hors de moi.
- Mais non! Si on le choix!! je hurle.
Tout de suite il me colle une baffe.
- Je suis sourd, je suis pas con. Et respecte tes aînés!” Une autre baffe, pour la ponctuation.

L’excitation qui éléctrisait ce matin ma rue s’est muée, après l’hébétude, en hystérie hilare et sanglante. Cette nuit-là a fini en coups de barres et de poings et de rasoirs et de dopes, juste comme ça, pour se défouler, parce qu’on on a plein de choses à dire et que nous, on sait pas les dire, alors on trouve fatalement d’autres façons de les dire.


Seulement moi, maintenant, ces choses, je veux apprendre à les exprimer.

Bientôt tu verras, j’écrirais mes histoires tout seul. Je le ferais. Je donne encore ce que je chipe à un gars qui écrit au lieu de moi-même, parce que je sais pas écrire ou lire, mais ça te l’ai déjà dit. Je vais pas à l’école à cause que j’ai pas de papiers ou d’âge ou de nom ou rien. Mais depuis quelques jours, je vais en classe. Oui oui, je vais en classe, et c’est grâce à que je suis blond, encore. J’ai même appris des tas de nouveaux mots si tu as remarqué. Mais j’ai pas le temps de te raconter, une prochaine fois.

Avant de m’endormir, je me dis qu’aujourd’hui, j’ai pris un sacré coup de vieux. Fichues expériences. Moi je me dis que je préfère rester précoce dans la vie.

J’ai l’air tellement malheureux que l’Oncle l’Haj revient s’assoir à côté de moi, l’oeil vague, la voix solennelle, et récite à voix haute, comme si j’étais pas là:

” Un Loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le Mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu’il admire.
“Il ne tiendra qu’à vous beau sire,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, haires, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d’assuré : point de franche lippée :
Tout à la pointe de l’épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. “
Le Loup reprit : “Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son Maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. “
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
“Qu’est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose.
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu’importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encor. ”

Sans blague, j’ai rien compris. Décidément l’Oncle l’Haj, il déraille complètement.

http://ahlemb.com












RETOUR


Par Ahlem B. le 15.12.12

Publications du même auteur
Toutes les publications Poésie


Noter :



Partager :

Tweet