Les folles histoires de Ahlem B.
LA PLAINTE
Après ces moments fous je décide de m’accorder un footing cathartique sur la corniche. Je choisis de me passer de taxi et traverser le boulevard Franklin Roosevelt à pied . Ah comme je me réjouis d’aller à la découverte de ma Casa ma belle Casa ma blanche Casa !
Tu parles. J’ai mis le pied dehors et aussitôt une R5 souffreteuse et asthmatique s’est mis en tête de me ramasser.
Il avance je recule il s’arrête j’accélère j’avance il recule. J’ai presque pitié de son moteur qui traîne son souffle striduleux et sa carcasse râpée sur l’asphalte elle-même défigurée.
À cet instant j’écume de rage de colère de haine contre l’intempestif. Et aussi parce que c’est la 3ème fois que je lui crache un non. Sans blague il continue d’insister.
Soudain une idée lumineuse me traverse l’esprit. Lumineuse. Un commissariat est situé pile à quelques dizaines de mètres. Une seconde et je suis passée de la haine la plus viscérale à l’excitation la plus sournoise. On va se fendre tiens. Le malheureux continue de me suivre. Une chose inespérée se produit encore. Il gare son canasson sur le trottoir en face.
Je jubile à l’idée de ce qu’il va subir dans quelque minutes.
Je vais franchement à la rencontre d’un policier posté à la porte et lui raconte comment ce vicieux me piste depuis une bonne demi-heure. J’en profite aussi pour caser un paragraphe entier sur ma haine de cette frange marocaine intempestive et pédophile. J’avoue j’en rajoute un peu dans le pathos et l’indignation et la colère.
Quoi? Je suis encore une gamine l’oubliez pas.
Enfin quoi? J’allais pas le laisser s’en tirer comme ça.
Bref, un inspecteur en civil s’en mêle et s’engage dans le duo justicier. Mes héros? Trentenaire gringalet cinquantenaire rondouillet, profil émacié visage boursouflé, rictus sec grimace grasse, sueur rance coulée laiteuse, l’un à droite l’autre à gauche. Sans blague.
L’inspecteur s’écrie :
« Il est où ce salaud! Quoi! Embêter une fille dialna! Il ose! On va l’éduquer tu vas voir! Ramène-le moi par ici on va lui apprendre à vivre! »
Le Don Juan quand il comprend ce qui se passe me lance un regard de profonde surprise puis de crainte. Et ses jambes détalent littéralement.
L’uniforme lui aboie de ramener son cul par là puis se lance à sa poursuite en hurlant au fils de p de m de m c et toutes les finesses que vous connaissez à nos policiers pour qualifier les citoyens douteux. La course folle a duré exactement dix secondes. Et pas parce qu’un bus excité a déjà fauché le brave policier. Simplement la R5 elle a pas pu détaler et s’est éteinte après un long hennissement morbide.
Il descend le suspect penaud de sa mule et le traîne jusqu’à moi par le collet.
Pendant ce temps l’inspecteur me promet de lui rappeler longtemps ce que peut valoir le harcèlement d’une femme dans un lieu public au Maroc. Silence. Se retourne vers moi.
« Bon la vérité il vaut rien. »
Maintenant il prend sa position d’inspecteur sec menton relevé bras croisés jambes arquées. Toutes ses phrases sont ponctuées d’un hochement de tête méprisant et d’une exclamation brute.
« Carte nationale! Pourquoi t’embête la fille fils de pute! Tu lui as fais peur! Tu l’as terrorisée! Où est ta carte sors moi ta carte !
- Je n’ai pas ma carte sur moi Monsieur Le Policier.
- Inspecteur ! T’es foutu là! Les papiers de la voiture alors !
- Je n’ai rien sur moi Monsieur Le Policier.
Pichenette.
- Inspecteur! Tu vas me suivre à l’intérieur!
- Monsieur L’Inspecteur. Pitié Monsieur L’Inspecteur. »
Son visage s’est affaissé dans une servilité qui décompose ses traits mous de lâche. A gerber. Sa voix nasillarde roule les r et déroule son texte dans une lenteur exaspérante.
Maintenant il me supplie avec les yeux avec les mots avec les mains. Moi je fais la fière et de belles phrases. Je suis carrément portée par l’euphorie de cette leçon de civisme. Et aussi de jouer un mauvais tour à ce petit con.
« Parce que tu vois Mademoiselle moi j’ai pas compris que tu voulais pas monter je suis un fils de bonne famille c’est quoi ton nom de famille Mademoiselle on est sûrement de la famille on doit avoir des liens et je suis sincèrement navré de ce malentendu.
Il conclut ses inepties par tous les drames qui vont s’ensuivre sa femme le quittera sa belle-mère le tuera son beau-père le ruinera sa famille le reniera pour un incident en définitive tellement insignifiant.
- Aucun pardon je veux déposer une plainte entrons dans le commissariat. Tu n’as pas honte de suivre des jeunes filles dans la rue je suis ado merde ! Même pas ! Je t’ai dit non trois fois ! Tu as continué de me suivre de me faire peur en prenant les mêmes rues les mêmes boulevards t’es même descendu de ta voiture. Qu’est-ce que tu veux que je te pardonne? Je suis une citoyenne qui a le droit de jouir de ce trottoir. Les femmes des citoyennes qui ont le droit de marcher dans la rue. Maintenant j’en ai assez je veux porter plainte allez dans le commissariat ! Jouir d’un espace public en sécurité c’est mon droit fondamental de citoyenne! Non je veux pas me réfugier dans une cage m’emmurer dans une voiture me cacher derrière un chauffeur me couper du monde parce que tu as le pantalon qui chauffe. Je le répète c’est ma terre c’est mon droit fondamental de citoyenne et j’ai le droit de marcher! »
Il demeure là devant moi minable à se confondre en excuses et me supplier encore et encore. Moi je prends mon pied sans blague. Je l’enfonce davantage l’écrasant sous l’énoncé d’un fatras de lois et de jugements contre le harcèlement. Nul besoin de préciser que ce ne sont que pures affabulations. Même les deux agents de l’ordre pourtant familiers de tortures ont pitié de lui.
« Bien vous savez je suis sûr qu’après ça il recommencera plus. »
Je finis par le laisser partir après lui avoir vomi ma rage un bon quart d’heure encore. je remercie les deux justiciers parce que tout de même ils ont carrément joué le jeu. Peut-être ils ont eux-mêmes des filles va savoir.
Bref je retourne à ma marche.
Après quelques mètres, un coupé sport s’arrête. Sans blague.
Regard libidineux. Soupir. Je lève les yeux au ciel, exaspérée.
http://ahlemb.com