Chapitre 5: La Cour des Miracles - Les Folles Histoires de Sam Lgaouri
Ah là là j'ai fait une découverte terrible aujourd'hui. Terrible. Je peux pas te dire tout de suite, et va pas croire que c'est pour me donner un genre mais je t'assure, plutôt pour t'épargner. Sans blague, c'est un désastre et je suis encore moi-même secoué par cette histoire. Tu comprendras.
Voilà. Je suis très occupé à dénouer une ficelle bleue quand j'entends un long hurlement, puis le murmure de la foule s'élever et enfin des cris affolés: Au sang! Au sang! Alors je me précipite vite pour voir le sang moi aussi, et là, vision d'horreur! Tu sais, je peux pas rentrer dans le détail même si t'en crèves d'envie, mais tu réalises, c'est Oueld L3aouja gisant par terre, en larmes et en sang, qui hurle "Mon doigt, mon doigt!".
Ah la la ce spectacle! Je peux pas m'empêcher de fixer mi-curieux mi-dégoûté la phalange qui palpite entre Oueld L3aouja et l'attirail de pétards qu'on a chipé pour 3achoura*.
Ma rue s'empresse maintenant autour du malade, et chacun y va de sa médecine: l'Oncle lHaj enduit le doigt sanguinolant de dentifrice, puis lui de se rappeler subitement, contrit, que c'est pour soigner les grands brûlés; l'Oncle 9afez lui fourre un verre de thé fumant sous le nez; L'Oncle Barbe rouge marmonne des prières et des imprécations, L'Oncle Saïf lui fait avaler une pillule du bonheur. Bref, on s'agglutine autour de Oueld L3aouja, on l'entoure, on le gronde, on le cajole, on le gifle, on le caresse et tout et tout et là, ç'en est trop pour moi.
Bon. C'est pas fameux, seulement moi quand je vois ça, lui entouré de tant de sollicitude, j'enrage un peu, parce que moi aussi j'en veux, de la sollicitude, et qu'on m'entoure, qu'on me gronde, qu'on me cajole, qu'on me gifle, qu'on me caresse et tout et tout. Je dis pas que je voudrais un doigt en moins, ah non quand même. Simplement, j'aime bien qu'on s'intéresse à moi, alors pour faire l'intéressant, je commence à me tortiller, me contorsionner, me rouler par terre, en geignant que j'ai mal au ventre, aux dents, à la tête, partout où je peux. La vérité tu t'en doutes, je fais ça pour faire de la peine, qu'on me regarde désolé et qu'on souffre juste pour moi en s'exclamant: Ôôôô Le pauvre!
Mon oeil. Les pauvres, il faut pisser le sang ou crever pour qu'on s'intéresse, sans blague.
J'en suis encore à brailler et gesticuler à côté de Oueld L3aouja, quand alors Tante Saïda Bent L3aouja prend les choses en main. Après tout c'était son métier à elle, de prendre soin des malades. Crois-moi, elle sait très bien ce qu'il faut faire: figure-toi, avant, elle faisait de la proxénétisation et même si je sais toujours pas ce que ça veut dire comme spécialité, entendu comme le mot est compliqué, ça doit être un truc très fort qu’elle faisait. Un mot pareil, on est au moins docteur de quelque chose!
Après examen, Tante Saïda Bent L3aouja traite mon cas d'une gifle bruyante, et annonce gravement à Oueld L3aouja qu'il est bon pour l'hôpital.
Au mot Hôpital, ma rue s'arrête net, l'air interdit. L'hôpital!
L'hôpital ici, tu comprends c'est la fin des fins des haricots, c'est quand il n'y a plus de solutions pour toi, rien, et même que j'ai déjà vu, quand tu en reviens, de là-bas, on t'accueille chez toi en héros, les gens viennent te visiter, parfois même depuis une autre ville à Casa, avec des cadeaux, des gâteaux, de la viande, etc.
Pendant que la famille s'agite et s'apitoie, moi je t'assure, je crois bien que je vais crever tellement je veux l'hôpital moi aussi.
Bref. Tante Saïda Bent L3aouja saisit Oueld L3aouja qui reprend connaissance et elle le traine le long de la route, pendant que lui jure qu'il a plus mal et la supplie à te déchirer le coeur de le laisser juste là ici. Mais les adultes, ils veulent tout décider pour toi et te laissent jamais le choix de rien alors.
Comme avec la famille on a rien à faire aujourd'hui en général, on a suivi en file indienne ma Tante qui conduit le cortège en tête et au pas jusqu'à l'hôpital. Comme on est aussi un peuple guilleret, on accompagne ça de rires, de souvenirs et d'anecdotes drôlissimes: l'Oncle Saïf, ses prouesses avec son sabre, L'Oncle LHaj, ses cicatrices pendant les batailles, L'Oncle 9afez, ses combines pour te rouler. Tout à coup, je les regarde heureux et je me dis que les drames ont quelque chose de joyeux: crois-moi, dans ces moments-là, on se sent comme une vraie famille, au moins l'instant du drame.
Bref. Nous voici à la porte de l'hôpital. Une dame revêche nous repousse d'un geste de la main vers un couloir bondé en attendant l'arrivée d'un docteur.
On entre.
Je sais pas trop comment t'annoncer ça, mais tiens toi bien.
On a chevauché le champs de bataille jusqu'au fond du couloir: des mutilés gisent à terre, des morts reposent en guerre, des vagabonds errent en lambeaux et en sang, des enfants éventrés réclament leur mères, des mères violées réclament leurs enfants.
Je me dis terrorisé que ça peut être que ça, je l'ai vu à la télé de l'Oncle Aziz l'Épicier, alors ça peut être que ça!
Tiens toi bien, à l'hôpital, il y a la guerre! Et personne le sait même pas. La guerre!
Tu l'aurais pas cru hein, ça te remue aussi et je comprends. Peut-être que même toi tu le savais pas encore. Et si tu me crois pas, t'as qu'à aller vérifier hein!
Sache que moi aussi, ça m'a fichu dans un sacré état d'abord, et la vérité je peux pas tout te raconter parce qu'il y a encore un tas de scènes interdites au mineurs.
Au début, j'ai pas bougé de parterre où on nous a parqués, et je suis resté comme ça des heures, comme un aliéné.
Seulement au bout d'un moment, à force d'un truc, tu t'y habitues, alors moi je retourne à mes activités habituelles, je joue avec des fourmis, je compte les cafards et je rattrape une petite souris que je fourre dans ma poche secrète, au cas où.
Comme j'ai jamais vu un champ de bataille, je laisse la famille somnoler sur une marche d'escalier, et moi je me perds, terrifié et excité, entre les couloirs sombres et ensanglantés de l'hôpital. Même si c'est terrible, la guerre, les morts, les blessés, je me dis quand même que je suis en train de vivre un moment extraordinaire.
Les couloirs noirs de crasse et de sang accueillent des infirmes, des pauvres, des mendiants, des vagabonds, et les figures hideuses, pâles se pressent les unes contre les autres, comme dans un tableau que j'ai vu dans un petit livre que je viens encore de dénicher sur mon île. Je dois te dire, le tableau m'a carrément bouleversé, et moi j'aurai jamais cru qu'on aurait pu pleurer juste comme ça, sans raisons, devant un truc dessiné. La fille au couscous, elle m'a expliqué que c'est un chef d'oeuvre du 17ème siècle. La fille au couscous, parfois elle me fatigue parce que je comprends pas toujours ce qu'elle raconte, mais quand même ce tableau, il m'a fichu un coup.
Je poursuis mon exploration, j'aperçois des vitres cassées et moi aussi j'en casse une, juste comme ça. Parfois, je fais des trucs juste comme ça, je sais pas pourquoi.
Tout à coup, une main rugueuse et puissante me saisit par le bras et me soulève très haut, me dévisage avec un curieux regard, puis me laisse retomber par terre. Il me demande d'une voix caverneuse:
- Je te connais pas. Tu es un autre?
- Pourquoi tu es ici?
Même les enfants de putes, ils répondent aux adultes par une question à côté. On a les mêmes droits quand même.
- Je suis fou.
- Qu'est-ce-que ça veut dire?
- Que j'ai cessé de rêver.
- Pourquoi?
- Les briseurs de rêves.
- C'est qui?
- Eux.
- Qui eux?
- Les autres.
Il se met soudain à parler comme s'il quelqu'un se tenait près de nous.
- À qui tu parles?
- Mon ami. Tu le vois toi? Les autres, ils le voient pas.
Je vois personne mais je fais semblant que si bien sûr, avec un grand sourire. Tu comprends, j'ai pas le coeur à le désillusionner là, j'ai envie de lui faire plaisir, le pauvre, personne doit jamais lui faire plaisir. Et aussi, ça me fait sacrément jubiler d'être le seul à voir un truc que les autres peuvent pas voir. Je me sens des pouvoirs secrets.
- Pourquoi tu as un ami?
- À deux, c'est mieux la vie.
- Vous parlez de quoi?
- Des choses que les autres peuvent pas comprendre de toi.
- Pourquoi?
- Parce que c'est toi.
- Qu'est-ce que tu fais avec ton ami?
- Tout ce qu'ils m'ont pas laissé faire.
- Quoi?
- Réaliser mes rêves.
- Qui?
- Les tueurs de liberté.
Soudain, des monsieurs en blanc déboulent furieux, le saisissent et le trainent pendant que lui se laisse entraîner, inerte, éteint. J'espère que son ami a pu le suivre à temps, parce que c'est vrai quand même, on est déjà assez seuls comme ça.
Les monsieurs en blanc me lorgnent soudain, le regard louche, puis me menacent de m'enfermer avec les jnouns si je file pas de suite. Alors moi, je file de suite!
Je retourne dans le couloir où on était étalé. Ils sont encore là, sur la marche. Un monsieur observe le doigt de Oueld L3aouja, la mine dégoûtée, et pose un tas de questions à la suite pour les soins d'urgence: ton nom? ton père? ta mère? ta carte? ta mutuelle? Un homme très pressé, ce qui est normal, quand on a une bataille sur les bras. Je le vois se pécipiter d'un malade à un autre, et le pauvre je t'assure il me fait de la peine, il se perd entre les couloirs, court ici avec un coeur, là avec un foie, par là bas avec une jambe. Alors tu sais, Il faut pas lui en vouloir qu'il se mélange un peu. D'ailleurs il en a sur la conscience: il a récupèré le foie de celui-ci, il a rendu le coeur à celui-là, recousu à celle-ci des pieds à l'endroit ; il essaie, et ça sans blague, ça compte, l'intention, et de s'obliger à tous les moyens. Même que le malheureux, on voit bien que ça lui fait pas du tout plaisir d'être en guerre, et il fait des tas de soupirs désolés pendant qu'il va et vient.
Après avoir filé au moins quatre fois avec le doigt de Oueld L3aouja dans la poche, il a fini par lui annoncer que c'est trop tard, son doigt il est foutu mais que bienheureusement, lui, il est sauvé.
C'est fini, on lève le camp. Quand même ça fait deux jours qu'on dort ici, alors nous, tu imagines comme on est contents de revoir la lumière, enfin.
Oueld L3aouja a la main emmaillotée d'un tissu tout blanc. Cette fois encore, je suis dingue de jalousie de ce truc et ça me fiche en rage qu'il va fanfaronner avec ses blessures de guerre dans la rue, le salaud.
Dehors c'est le calme de nouveau et tu sais, si je l'avais pas vu de mes yeux propres, je le croirais pas, sans blague. Parce ce que dehors on voit pas. On voit rien.
Va pas croire que je suis un philosophe tout à coup, ça va pas, simplement une guerre, on en revient plus pareil, tu sais, j'ai l'expérience maintenant. Alors crois moi sur parole quand je te dis qu'on voit rien.
Seulement, maintenant je les vois, moi, dans la rue, contre les murs, sur le trottoir, derrière les arbres, devant les feux, dans les poubelles, je la vois moi, cette cour qui se découvre soudain, je les vois, les gueux, les boiteux, les aveugles, les sourds, les estropiés, les mendiants, les borgnes, les orphelins, les éclopés, les infirmes... Désolé j'arrête la liste ici, je dois filer. Je peux pas tout te raconter tu comprends. Ça me revient de plus en plus cher ces histoires, et j'ai déjà chipé deux fois plus cette semaine pour payer le gars qui écrit à ma place. Il a dit que je dois lui rajouter des dirhams parce ce que les dirhams sont plus chers maintenant. Moi je le soupçonne de vouloir me rouler. Non?
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